La Physique en tant que description des propriétés du réel.
Dans cet article, j'aimerais discuter de ce qu'est la Physique elle-même. Discuter un peu de ses spécificités, des cadres de pensée qu'elle met en place, en quoi elle se distingue d'autres cadres de pensée. De ses forces et de ses limites. Ces idées peuvent être le fruit de mon cheminement personnel, et s'appuient sur mes observations propres comme aussi sur divers documents, témoignages, courants de pensée avec lesquels j'ai pu être en contact. Donc disons-le clairement : il y a une part de subjectivité dans mon discours, bien qu'il ne s'agisse pas d'une réflexion isolée. Je n'ai pas non plus pour but de donner une définition bien précise et rigoureuse aux divers points que j'aborde – une recherche sur Wikipédia ou autre fera l'affaire pour cela – mais plutôt de sensibiliser à ces questionnements.
Ce qui est sûr, c'est qu'à l'heure actuelle, si le cursus scolaire forme à l'exercice des sciences, il ne dit pas un mot sur les fondements de la science, sur quelles idées-clé elle repose. Finalement, sur la philosophie des sciences, l'épistémologie.
Paradoxalement, je ne dirais pas que l'apprentissage devrait commencer par ces questions-là, qui nécessitent peut-être d'avoir d'abord une vision d'ensemble du monde, et qui sont donc peut-être trop profondes pour un élève jeune. Mais actuellement, il est possible de mener son cursus scientifique de A à Z sans jamais avoir été au contact de ces interrogations, ce qui veut dire qu'il appartient à chaque scientifique de se les poser, et donc qu'ils peuvent présenter les mêmes biais de pensée que n'importe qui au sujet de la science elle-même (sans pour autant entacher leur activité). Par exemple, comme je l'ai mis en évidence dans cet article, la question de la véracité d'une théorie physique est très facile à trancher : toute théorie scientifique est par essence fausse ! Si vous voyez dans ce blog que j'y écris que telle théorie est « vraie », cela voudra dire que cette théorie est compatible avec l'expérience dans un certain domaine de validité. Les modèles utilisés dans cette théorie ne sont pas le Réel, mais une représentation du réel, capables de retranscrire une partie des propriétés du monde réel. Mais en aucun cas ils ne constituent le monde réel lui-même. Songez par exemple à cette représentation de l'atome :
Vous ne voyez pas ici un atome. Vous voyez le concept que l'on se faisait d'un atome à une certaine époque (il s'agit du modèle planétaire de l'atome de Rutherford). L'échelle de taille du noyau n'est pas respectée. Cette vision réunit certaines caractéristiques de ce que l'on savait d'un atome : un noyau central chargé positivement, des électrons chargés négativement disposés autour. Cette vision permettait de comprendre certains résultats d'expériences, mais a ses limites.
On sait aujourd'hui que les électrons ne décrivent pas des orbites autour du noyau, qu'on ne peut pas les voir comme des petites billes bien localisées comme sur l'image, que le noyau est loin de ressembler à un simple agrégat bien ordonné de protons et de neutrons, etc.
En conséquence, notre vision de l'atome s'est beaucoup raffinée, mais comment pourrait-on penser qu'elle est définitive ? Nous ne pouvons que remplacer des modèles par d'autres modèles plus fins, qui décrivent simplement mieux les propriétés du réel mais qui ne peuvent garantir que le réel soit atteint. On se rapproche toujours plus du réel, mais on ne le touche pas.
Une théorie physique n'est donc jamais « vraie », au sens usuel du terme. Je ne peux pas garantir que tout physicien vous fournisse cette réponse. Peut-être certains auront réfléchi à la question et auront leur propre avis, ce qui est très bien, mais d'autres ne l'auront pas fait et soutiendront que telle théorie est vraie, au sens usuel, ce qui pose un problème d'ordre épistémologique. Car encore une fois, décrire le réel n'est pas établir le réel.
Scientisme et réfutabilité
Petit déjà, j'étais fasciné par la science et tout ce qu'elle était capable de décrire et d'exploiter. Le mouvement des astres, la nature de la lumière, la matière à l'échelle atomique, les réactions nucléaires au sein des étoiles, ou même dans d'autres disciplines, le fonctionnement des muscles, du système nerveux, du cerveau, et tant de choses. Cela me donnait l'illusion que la science avait son mot à dire sur absolument tous les sujets, et qu'elle était en un certain sens toute puissante. Penser cela, c'est être scientiste. En réalité, les sciences ont leur limite, et toute théorie, toute proposition n'est pas scientifique. Alors comment juge-t-on du caractère scientifique d'une théorie ? Quel est le critère qui permet de faire la différence ?
Ce critère de démarcation entre théorie scientifique et non scientifique est le critère de réfutabilité. Il a été formulé par Karl Popper aux alentours de 1935. Notez bien : 1935. À cette date, cela fait déjà plus de trois siècles que la science moderne a pris son essor. Comme toujours, vous voyez donc que le cadre même d'une discipline évolue, se reprécise, au gré de ses propres développements.
L'idée de réfutabilité est la suivante : si vous pouvez mener une expérience dont l'un des résultats possibles entraîne l'échec de la théorie, alors cette théorie est réfutable, et dans ce cas, elle est scientifique. À l'inverse, une théorie non scientifique est donc une théorie qui ne peut pas être potentiellement mise en échec.
Exemple : j'affirme que je possède un pouvoir magique. Mais j'affirme aussi que je ne peux pas m'en servir en présence de témoins, ni même de caméras ou tout autre dispositif de mesure, car ils me perturbent. Cet énoncé est non scientifique, c'est-à-dire que la science ne peut apporter aucun éclairage sur la question. Pourquoi ? Parce que d'emblée, cet énoncé rejette tout moyen d'invalider ce que j'affirme, justement parce que personne ni aucun moyen de mesure ne peut mettre à l'épreuve ma capacité. Attention, cela ne veut pas dire que ce que j'ai affirmé est nécessairement faux ! Mais encore une fois, la science ne peut rien dire.
Et est-ce une raison pour croire ce que j'affirme ? Non plus. Pourquoi le fait que la science ne puisse pas répondre devrait rendre mon affirmation plus crédible ?
Songez à la chose suivante : que se passerait-il si je me mets à dire qu'en plus d'avoir un pouvoir magique, je suis un extraterrestre ayant un aspect parfaitement humain, que je venais d'un autre plan astral, et que je suis le fruit d'une simulation numérique ? Puisque aucune de ces nouvelles propositions n'est réfutable, et que vous en avez accepté une, vous n'avez plus de raison valable de rejeter les autres. C'est tout le problème des énoncés non scientifiques, je peux en construire autant que je veux et tous se valent ! Tous se valent parce que vous ne pouvez en mettre à l'épreuve aucun.
Pire : et si j'affirmais que je n'avais PAS de pouvoir magique, ou que je n'étais PAS un extraterrestre ayant un aspect parfaitement humain, ou que je ne venais PAS d'un autre plan astral, ou que je n'étais PAS le fruit d'une simulation numérique ? Ce sont toujours des énoncés non scientifiques ! Du coup, vous n'avez pas de raison de les rejeter non plus.
Donc, libre à chacun de croire ce qu'il veut, mais la recherche d'une démonstration de toutes ces affirmations est vaine. De fait, en aucun cas, ces énoncés ne peuvent être présentés comme une vérité à autrui.
Aparté : c'est tout le problème posé par les pseudo-sciences. Les pseudo-sciences sont des croyances auxquelles on cherche à fournir des justifications « scientifiques », donc à les faire passer pour des vérités universelles. Faire passer une croyance pour un savoir auprès de quelqu'un, ce n'est rien d'autre que fausser sa perception du réel, et d'un point de vue éthique et moral, cela pose un problème.
A contrario, une théorie scientifique qui a résisté à la réfutabilité peut être présenté à autrui comme une « vérité » (un fait compatible avec l'expérience dans un domaine de validité, rien de moins). Pourquoi cette discrimination ? Pourquoi une théorie scientifique possède ce droit alors que les non scientifiques, non ? Parce que cette personne, seule, sans votre intervention, peut chercher à reproduire l'expérience par elle-même et confirmer le résultat. Ce qui est un fait pour vous devient alors aussi un fait pour elle, elle en a été témoin.
Et si, au contraire, elle infirme le résultat ? C'est qu'une erreur s'est glissée quelque part, que nos deux expériences ne sont pas identiques comme nous le pensions. Il nous faut traquer l'erreur pour savoir qui a tort, et qui a raison. J'ai pu me tromper, et dans ce cas, la théorie que je pensais valide est réfutée. Mais peut-être que c'est l'autre personne qui s'est trompée, et que la théorie est bien valide. Ou peut-être que nous avons tous les deux fait une erreur, et qu'en fait, nous n'avons même pas testé la même théorie, comme nous le pensions au premier abord !
Mais en aucun cas, nous ne pouvons avoir raison tous les deux ! Pourquoi ?
Par principe ! Principe que je développe maintenant.
L'affirmation d'un caractère universel
Chacun en fait l'expérience, l'existence même d'un individu sépare le monde en deux de son point de vue : un monde intérieur, siège de ses pensées et de ses perceptions, et un monde extérieur dans lequel l'individu évolue. Nous pourrions nous attarder sur la possibilité que ce monde perçu comme « extérieur » soit en fait une illusion produite par l'individu lui-même. C'est un point de vue intéressant mais il sort du cadre de cet article.
Supposons donc que le monde extérieur est effectivement détaché de l'individu. D'autres individus sont là, et vu nos similitudes, on peut penser que nous fonctionnons tous de la même manière. Dès lors, la question de l'existence d'une réalité objective a du sens : les phénomènes qui se produisent au sein de ce monde extérieur existent pour tout le monde. Ce sont des faits. Par exemple, si nous nous accordons tous au préalable sur ce qu'est une collision, nous constaterons tous que lancer deux pierres dans une même région de l'espace produit une collision. Dès lors, des propriétés du monde, indépendantes de la nature humaine, peuvent être étudiées : nous inventons le domaine de la Physique. (Soyons bien d'accord, ce que je décris n'est pas le cheminement historique qui a mené à l'émergence de la Physique, mais finalement, j'essaie d'en tirer son essence.)
Ce qui est très important ici à comprendre, ce n'est pas tant la naissance du domaine de la physique et des sciences, mais la raison pour laquelle elles existent toujours aujourd'hui : c'est un mode de pensée fructueux. Ce qui pouvait être vu comme un pari, sans garanti d'être vrai, est devenu un succès. Si jamais il s'était avéré que deux personnes, en observant l'expérience des pierres, puissent conclure différemment, l'une disant qu'il y a eu collision, l'autre en disant qu'il ne s'était rien passé du tout, le concept même de Physique n'aurait pas de sens et aurait tout simplement disparu. (En vérité, c'est encore un peu plus subtil, mais je n'irai pas plus loin ici.)
Pourquoi réfuter, et non confirmer ?
Vous pourriez me faire remarquer la chose suivante : « Pourquoi s'embêter à parler de réfutabilité, à tourner les choses en négation, et ne pas simplement parler de confirmation de la théorie plutôt que de réfutation ? »
Parce qu'il y a bien une différence d'approche des concepts derrière ces idées-là.
(Honnêtement, au quotidien, on ne s'embête pas. De la même manière qu'on fera l'abus de langage en considérant qu'une théorie est « vraie », on dira qu'on confirmera une théorie lorsque ce sera le cas.)
Avant l'émergence des idées de Popper, le but du jeu était justement de chercher à confirmer une théorie en accumulant les faits qui vont dans son sens. C'est le vérificationnisme. Et le problème du vérificationnisme, c'est qu'il ne permet pas de distinguer les théories scientifiques des non scientifiques.
Exemple de tout à l'heure : j'affirme que j'ai un pouvoir magique, mais vous ne pouvez pas l'observer.
Possibilité 1 : je n'ai pas réellement pas de pouvoir. Toutes les expériences que vous menez vont dans ce sens, vous n'observez rien de particulier, vous confirmez donc cette hypothèse du point de vue vérificationniste.
Possibilité 2 : ce que j'affirme est vrai. Cette fois-ci, les mêmes expériences confirment aussi ce que je dis (vous ne voyez rien, car mon pouvoir disparaît si vous cherchez à l'observer), vous validez donc aussi mon affirmation du point de vue vérificationniste. Ainsi, il apparaît un biais, puisque à partir d'une seule série d'expériences, vous pouvez valider deux possibilités s'excluant mutuellement. Cela vient du fait que vous ne pouvez QUE les valider par l'expérience. Mon affirmation est une affirmation irréfutable. Mais irréfutable ne veut pas dire vraie.
Vous comprenez pourquoi le réfutationnisme lui a succédé ? On filtre les énoncés où la démarche scientifique est vaine. Sans changer l'aspect pratique des sciences (puisque l'on ne change pas la démarche elle-même : tester les théories par l'expérience), on change cependant l'état d'esprit avec lequel on mène ces expériences.
Récapitulatif
Pour conclure cet article, la Physique est une discipline où l'on cherche à se rapprocher du réel par raffinements successifs. On part d'une vision du monde, grossière, dont on teste différents aspects. On cherche ensuite à bâtir une nouvelle vision plus précise, qui conserve les propriétés validées de l'ancien modèle et en comble certaines lacunes.
Avec une telle démarche, les concepts absolus de « vrai » et de « faux » sont sans intérêt. « Parvient-on à expliquer plus de propriétés physiques, ou plus précisément, ou d'autres aspects physiques qui nous échappaient jusque-là, grâce à tel nouveau modèle ? » est la question centrale.
Faire de la Physique, et des Sciences en général, c'est chercher à tester des idées. Mais toutes les idées ne peuvent pas être testées scientifiquement. C'est le critère de réfutabilité de Popper. Les énoncés irréfutables ne peuvent pas être testés scientifiquement, et cela ne dit rien de la véracité ou de la fausseté de ces énoncés. Dès lors, choisir qu'ils sont vrais ou faux est une croyance. Les croyances ne sont donc pas des faits, elles restent personnelles. Les connaissances scientifiques sont, elles, universelles. Et ça n'est pas un hasard, c'est justement le fruit de la recherche des propriétés du réel qui s'appliquent à tous, qui sont complètement indépendantes des êtres humains.